Alleau (1969) – mito revolucionário
On sait que la conception sorélienne du mythe s’inspire de la psychologie de Bergson. Pour ce philosophe, un « acte libre » de l’homme consiste essentiellement dans l’un de « ces moments uniques de leur genre où l’on prend possession de soi, où l’on se replace dans la durée pure ». Nous créons alors un monde tout artificiel d’images situées en avant du présent, formées déjà de mouvements et qui dépendent de nous. Encore qu’artificielles, ces images, ces représentations idéales, contribuent d’une façon décisive à changer la direction de notre vie psychologique et à orienter nos actes.
J.F. Neurohr rapproche ces « moments vécus uniques » bergsoniens de ce que la philosophie allemande moderne appelle ein Erlebnis. Sorel semble avoir appliqué cette psychologie de l’action à la société et à l’histoire. « Ces mondes artificiels, dit-il, disparaissent généralement de notre esprit sans laisser de souvenirs, mais, quand les masses se passionnent, alors on peut décrire un tableau qui constitue un mythe social. » Pour le célèbre auteur des Réflexions sur la violence, « la grève générale est le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun un maximum d’intensité ; faisant appel à des souvenirs très cuisants de conflits particuliers, elle colore d’une vie intense tous les détails de la composition présentée à la conscience. Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner d’une manière parfaitement claire – et nous l’obtenons dans un ensemble perçu instantanément »].
Une note qui suit ce texte de Sorel ajoute : « C’est la connaissance parfaite de la philosophie bergsonienne. » On voit ainsi qu’il s’agit d’une conception pragmatiste, antidéterministe, anti-intellectualiste, antimécaniste, de la psychologie mythique, individuelle et collective. Des groupes sociaux ou des nations entières, au moment de crises graves ou de révolutions, seraient animés par une organisation vivante d’images, faite de la négation du présent mais aussi de leurs rêves, de leurs aspirations, de leurs forces dynamiques. Ce mythe révolutionnaire ne serait point une description des choses, ni telles qu’elles sont, ni surtout telles qu’elles seront dans la réalité, une fois le changement intervenu, mais il exprime un ensemble de volontés.
Un mythe, au sens sorélien, se distingue essentiellement d’une utopie composée et élaborée par un philosophe ou par un savant qui prétend « penser pour le prolétariat ». C’est une organisation imaginaire motrice, une « idée-force », qui possède un groupe social au point de le porter à devenir une puissance créatrice de l’histoire. Sorel donne l’exemple des « protestants de la Réforme, nourris de la lecture de l’Ancien Testament. Désirant imiter les exploits des anciens conquérants de la Terre sainte, ils prenaient l’offensive et voulaient établir le royaume de Dieu par la force ». (AlleauHSS)
